Goldwasser Exchange

+32 (0)2 533 22 40
Du lundi au vendredi de 9h à 17h30

Accès client

Vers un découplage économique global ?

Cette crise laissera des cicatrices profondes. L’affaire des masques a révélé la trop grande dépendance à l’égard de la Chine. De son côté, la Chine affiche une volonté hégémonique de plus en plus visible. Le manque de transparence sur les origines de la pandémie et les menaces qui pèsent sur Hong Kong nous rappellent la nature autoritaire du régime chinois. Les cartes de l’ordre global seront rebattues et la confrontation va s’intensifier. A quand un monde scindé en deux sphères d’influence ? 

Alors que l’Europe et les Etats-Unis s’extirpent avec peine de la période de confinement, la Chine, foyer initial du virus, est repartie de l’avant. A la mi-mai, son économie tournait déjà à 87% de ses capacités ordinaires. Si les importations en avril ont reculé de 14,2%, les exportations étaient en hausse de 3,5%, notamment grâce à la demande mondiale d’équipements médicaux. D’autres indicateurs sont repassés dans le vert. L’indice des directeurs d’achats du secteur industriel s’élève à 50,6 et à 53,6 dans les services. Même les PME, le secteur le plus touché par la crise, se redressent avec un indice à 50,8. 

Toutefois, ce retour à la normale reste fragile. Il masque mal les fractures profondes qui sont apparues à la faveur de la pandémie. Certes, le dynamisme de l’économie chinoise est grippé par la faible demande mondiale et par les ruptures des chaînes logistiques d’approvisionnement. Mais en réalité, le problème est beaucoup plus profond. La question des relations économiques entre l’Occident et la Chine est désormais mise à plat. On peut dire qu’une certaine confiance est rompue. Ou que le voile des illusions s’est déchiré. 

D’un côté, de nombreux pays développés ont pris conscience de l’extrême dépendance à l’égard de la Chine dans laquelle ils se trouvent et songent à diversifier leurs sources d’approvisionnement, voire à relocaliser certaines industries indispensables. Ils reprochent également à la Chine un manque de transparence sur les origines de la pandémie. En face, la Chine, sûre de son avantage, prend un ton de plus en plus agressif sur la scène internationale. Elle profite du vide béant laissé par la politique isolationniste des Américains pour s’affirmer comme le leader de la globalisation. Sans convaincre les autres pays car ses ambitions hégémoniques sont visibles comme le nez au milieu de la figure. 

Des relations de plus en plus distendues 

On ne peut pas encore parler de véritable guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine tant les deux économies restent interdépendantes mais les relations entre les deux super-puissances se sont clairement envenimées. Les sources de conflit sont multiples. Accusant la Chine d’avoir tardé à juguler la pandémie, les sénateurs républicains ont présenté un projet de loi autorisant l’administration américaine à imposer des sanctions si Pékin ne fournit pas un "compte-rendu complet" sur les origines du Covid-19. En retour, la Chine a menacé les Etats-Unis de rétorsions en cas de sanctions.  

Sur la question de Hong Kong aussi, la réaction des Américains ne s’est pas fait attendre. Accusant la Chine de n’avoir pas " tenu sa parole donnée au monde d'assurer l'autonomie de Hong Kong", Trump a signé un décret révoquant le statut spécial de l’île qui accordait à Hong Kong un grand nombre de facilités: exemption de visas, droits de douane favorables, régime de change fixe entre le dollar et le dollar hongkongais. Si Trump abroge ces avantages, le statut de Hong Kong en tant que plaque tournante financière pourrait être grandement menacé. Une passerelle importante entre la Chine et l’Occident serait ainsi rompue. 

Un autre lien qui risque de s’effilocher est celui des relations économiques. Le monde a vu ce qu’il en coûtait de dépendre d’une source d’approvisionnement unique. Est-il raisonnable de confier à un seul pays, la Chine, la production de 97% des antibiotiques ?  De nombreux pays ont compris le danger et cherchent à rééquilibrer une mondialisation qui profitait surtout à la Chine. Cette semaine, Emmanuel Macron a décidé d’investir 8 milliards dans la filière automobile française et se donne pour objectif de produire en France un million de véhicules électriques et hybrides. Manière à chacun de protéger son pré carré. 

Les priorités chinoises: croissance intérieure et bond en avant technologique 

Face aux gros nuages qui se profilent à l’horizon, la Chine a décidé de changer son fusil d’épaule.  Ayant subi un recul de 6,8% de son PIB au premier trimestre, elle a renoncé à ses objectifs de croissance pour 2020, abandonnant du coup son ambition de doubler la taille de son économie entre 2010 et 2020.  

Elle veut désormais porter l’accent sur la relance de son économie domestique en couplant celle-ci avec des investissements importants dans les infrastructures (routes, aéroports, TGV, fibres optiques). Pour assurer son développement, la Chine peut en effet compter sur une classe moyenne de 500-700 millions d’individus avides de consommation. Un énorme marché intérieur auquel elle peut d’autant plus accorder sa priorité que ses exportations ne représentent plus que 17,4% de son PIB alors qu’elles s’élevaient encore à 36% en 2006.  

Assise sur une énorme dette domestique (317% du PIB), à laquelle il faut ajouter les créances invisibles des “banques fantômes”, la Chine a joué la prudence pour financer son plan de relance post-Covid.  L’apport du gouvernement central aux entreprises se chiffre à 500 milliards d’euros, principalement sous la forme d’exonérations fiscales, de taux d’intérêts de faveur et de baisses des coûts d’énergie.  C’est beaucoup mais moins que les trillions mobilisés par les Etats-Unis et l’Europe pour soutenir leurs économies. De son côté, à l’inverse de la FED et de la BCE, la banque centrale chinoise (BPC) s’est refusée à inonder le marché de liquidités. Comme l’a déclaré le premier ministre Li Keqiang: “Nous donnons de l’eau pour que le poisson puisse survivre car sans eau, le poisson mourra mais il y aura des bulles si nous lui donnons trop d’eau”.  

Il faut dire que la Chine peut également compter sur le concours des gouvernements locaux et sur le secteur dit “privé” pour participer à l’effort de relance. Les champions chinois, Alibaba, Tencent et d’autres ont été sollicités pour apporter leur contribution. A titre d’exemple, Mybank, le bras financier d’Alibaba, va prêter l’équivalent de 282 milliards de dollars aux PME cette année. 

“Transformer la crise en opportunité” (Xi Jinping) 

Mais le domaine dans lequel la Chine accorde sa priorité absolue est celui des nouvelles technologies. C’est la clé qui lui permettra de contrôler l’avenir, une ambition qui la met directement sur une ligne confrontation avec les Etats-Unis. A l’occasion d’une tournée récente dans le province de Shaanxi, Xi Jinping a insisté sur la nécessité de multiplier les investissements dans les domaines de la 5G, de l’Internet des objets, de l’Intelligence artificielle, de la robotique et de l’automatisation industrielle. Il appelle les Chinois à mettre les bouchées doubles et à profiter du tremplin de la pandémie pour réaliser en deux ans les mutations économiques prévues pour les 10 années à venir. Car la Chine souffre d’un retard dans certains domaines, comme par exemple, dans celui des semi-conducteurs, qui reste pour l’essentiel, une chasse gardée américaine. 

Dans le cadre de ce nouveau “master-plan”, 1,4 trillions seront investis les six prochaines années dans les technologies décisives. Et les Chinois voient même plus loin car le plan “China Standards 2035” prévoit que la Chine sera en mesure d’imposer les standards technologiques de l’avenir (comme, par exemple, celui de la 6G et de la 7G), qui seront déterminants pour la fabrication des produits. Le monde non-chinois n’a qu’à bien se tenir. 

Le réveil du monde développé 

Il n’est pas sûr que les économies développées, Etats-Unis en tête, se laisseront faire sans réagir. La pénurie mondiale de masques, quasiment tous “made in China”, a montré le besoin urgent de relocaliser des industries stratégiques mais aussi de diversifier la production vers d’autres pays asiatiques (Vietnam, Indonésie). Une tendance commence à se faire jour, c’est le “en Chine, pour la Chine”, qui consiste à faire fabriquer en Chine les produits exclusivement destinés au marché chinois et hors de Chine, les marchandises destinées au marché mondial. 

La dépendance à l’égard du “made in China” n’est pas le seul problème. Un autre enjeu, au moins aussi important, est celui des transferts de technologie. Le rattrapage technologique chinois s’est appuyé en grande partie sur le partage d’innovations de pointe de la part des entreprises étrangères en échange d’un accès au marché chinois. Cette véritable spoliation économique se double désormais d’un problème politique, car les champions chinois ainsi créés travaillent la main dans la main avec le régime chinois, quand ils n’en sont pas une émanation directe. L’affaire Huawei a mis en évidence le danger qui consiste à confier une infrastructure hautement stratégique comme un réseau de télécom à une entreprise fortement liée à l’Etat chinois.  

Face à ce danger, les Etats-Unis ont mis sur une liste noire un certain nombre d’entreprises chinoises spécialisées dans la reconnaissance faciale, la surveillance de masse et l’intelligence artificielle, notamment Hikvision, Dahua Technology,  Iflytek, Megvii Technology, SenseTime. Et le 15 mai, ils ont bloqué la vente de semi-conducteurs américains à Huawei, y compris aux parties tierces comme la firme taiwanaise TSMC qui fournit Huawei en puces d’origine américaine. C’est un coup dur pour Huawei mais aussi pour le fabricant américain Qualcomm, dont les puces équipent pour une grande part les 240 millions de smartphones Huawei vendus en 2019. Une punition d’autant plus sévère qu’en rétorsion, les Chinois menacent à leur tour de mettre sur leur blacklist des géants américains comme Qualcomm, Cisco, Apple et Boeing. Autant dire que dans ce contexte, la phase 2 des négociations sino-américaines sur les enjeux structurels n’aura sans doute jamais lieu.  

Une économie globale à deux pôles d’influence 

Il y a fort à parier que demain, les économies post-Covid seront moins étroitement interdépendantes et que le monde sera plus bi-polaire, chaque super-puissance disposant de partenaires privilégiés au sein de sa sphère d’influence. Les Chinois ne renonceront jamais à leurs ambitions économiques ni à leur modèle d’organisation politique, garant de leur stabilité sociale. Même si cela implique pour eux des sacrifices à court terme. De leur côté, les Etats-Unis et dans une certaine mesure l’Europe ne se laisseront pas coloniser sans coup férir par un “made in China” généralisé. On observe d’ailleurs la résurgence d’un patriotisme économique. Selon une étude de la Deutsche Bank, 41% des Américains ne souhaitent plus acheter des produits “made in China” et à l’inverse, 35% des Chinois ne veulent plus acheter des produits “made in USA”. Un signe avant-coureur du monde qui se prépare.