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Faut-il démanteler les géants du numérique ?

Alors qu’on était proche d’un accord, les Etats-Unis ont subitement claqué la porte des négociations des pays de l’OCDE sur la taxation des GAFAM. Motif ? La taxe sur ces géants américains est jugée « discriminatoire ». Certains pays dont la France ont décidé de faire cavalier seul et d’appliquer un impôt national. En représailles, les Etats-Unis agitent déjà la menace tarifaire. Mais la question est plus vaste : les GAFAM ne sont-ils pas devenus trop puissants ? 

L’annonce du retrait des Etats-Unis des négociations sur la taxation des GAFAM a fait l’effet d’une bombe. Ces discussions entamées depuis plusieurs mois entre les 137 pays membres de l’OCDE devaient aboutir à un compromis sur le mode de taxation des grandes entreprises digitales. Pour les pays concernés, il s’agissait d’une question de justice fiscale. On sait, en effet, que les Amazon, Google et Facebook engrangent de plantureux bénéfices à l’intérieur des frontières nationales mais échappent à l’impôt en transférant leurs bénéfices vers les pays disposant de régimes fiscaux avantageux, comme par exemple, l’Irlande. 

Certains parlements nationaux (France, Italie, Espagne, Grande-Bretagne) n’avaient pas attendu l’issue des négociations pour voter le principe d’une taxe digitale. Le 1er janvier 2019, la France avait décidé de lever une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires des entreprises réalisant plus de 25 millions d’euros de profits en France et 750 millions dans le monde. Sur le chiffre d’affaires et non sur les profits, étant donné que ceux-ci sont délocalisés. Mais les Américains ayant menacé de surtaxer jusqu’à 100% les importations de sacs à main, de fromages et de vins français (à hauteur de 2,4 milliards), la France avait reculé et s’était donnée jusqu’à fin 2020 pour aboutir à un accord global. 

La menace d’une guerre tarifaire 

C’est donc rebelote ! Face à la mauvaise volonté américaine, Bruno Le Maire, ministre français de l’économie, a haussé le ton : « Cette lettre est une provocation ». Et d’ajouter : « Personne ne peut accepter que les géants du numérique réalisent des profits sur leurs 450 millions de clients européens et ne paient pas d’impôts dans ces pays ».  

Faute d’un accord global avant la fin de l’année, la France ira de l’avant avec sa taxe, quitte à subir des sanctions américaines en retour. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Rien n’est moins sûr car la France a beaucoup à perdre dans l’éventualité d’une guerre tarifaire avec les Etats-Unis et relativement peu à gagner, sachant que cette taxe ne lui rapportera que 500 millions d’euros par an. Mais de toute évidence, c’est une question d’honneur national. 

Bien sûr, la France n’est pas le seul pays à se sentir lésé dans l’aventure. Le Royaume-Uni projetait de lever une taxe de 2% sur le chiffre d’affaires national des entreprises numériques réalisant plus de 500 millions dans le monde, ce qui lui aurait rapporté environ 450 millions de livres par an. De leur côté, les Américains estiment que cette taxe est discriminatoire dans la mesure où elle vise surtout leurs champions nationaux.  

Le retrait des Etats-Unis de la table des négociations s’explique aussi par des arrière-pensées politiques. A quatre mois des élections, Donald Trump entend jouer la carte nationaliste. Même s’il n’apprécie pas trop une entreprise comme Amazon (dont le patron est le propriétaire du Washington Post), il considère cependant que les GAFAM sont avant tout des fleurons américains. Cette confrontation augure mal des relations commerciales avec l’Europe et d’autres pays en cas de réélection de Trump. Car, ce n’est pas un secret, les pays européens doivent s’attendre à une nouvelle guerre tarifaire et le représentant au Commerce Robert Lighthizer a déjà ouvert des enquêtes sur les pays décidés à appliquer la taxe digitale. 

Les GAFAM à l’heure de la démesure 

Le caractère transnational des géants numériques, qui leur permet d’échapper à l’impôt en profitant de régimes fiscaux favorables, n’est qu’un aspect de l’énorme puissance qu’ils ont accumulée depuis quelques années. Aux 5 GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui pèsent autour d’un trillion de dollars en termes de capitalisation, il convient d’ajouter les chinoises Alibaba et Tencent, qui n’en sont pas loin. La taille financière et le rayon d’action de ces entreprises dépassent ceux d’un grand nombre de pays. Le trésor de guerre cumulé des GAFAM s’élève actuellement à 550 milliards de dollars. Le chiffre d’affaires d’Apple est supérieur au PIB d’un pays comme le Vietnam et le nombre d’utilisateurs actifs de Facebook dépasse la population de chaque continent, hormis l’Asie.  

Des entreprises de cette envergure ne menacent pas seulement la souveraineté des Etats.  En freinant la dynamique de la concurrence, en tuant la compétition, elles nuisent également à l’esprit du capitalisme. Par exemple, Facebook et Google perçoivent 60% des dépenses de publicité en ligne, lesquelles viennent de détrôner pour la première fois les investissements publicitaires hors ligne. Il s’agit presque d’un duopole. Aux Etats-Unis, quatre dollars sur dix dépensés en ligne le sont sur le site Amazon. Et cette position dominante n’empêche pas Amazon de grignoter des miettes supplémentaires en pratiquant une concurrence déloyale à l’égard des marchands indépendants hébergés sur sa plateforme.  

Encore plus puissantes depuis la crise 

Alors que nombre d’entreprises étaient frappées de plein fouet par l’arrêt brutal de l’activité économique, les GAFAM ainsi que d’autres plateformes et technologies en ligne ont prospéré comme jamais. Un vrai boom ! L’expérience du confinement a démontré de manière incontournable que la vie connectée est devenue une composante importante de la vie tout court et qu’elle peut prendre le relais lorsque celle-là est paralysée. Grâce aux outils de télétravail, aux messageries de toute nature, aux réseaux sociaux, au streaming et aux achats en ligne, des milliards d’êtres humains ont pu travailler, se distraire, se nourrir, se soigner et rester en contact les uns avec les autres.  

Les chiffres en témoignent. Dans un article consacré aux 100 entreprises ayant le plus profité de la crise, le Financial Times cite dans l’ordre Amazon (grâce au commerce en ligne), Microsoft (grâce au développement de son offre cloud Azure et la forte demande pour son application de visio-conférerence Teams) et Apple (dont le lancement de nouveaux iPhone, iMac et MacBook Air a largement compensé la fermeture de 500 Apple Stores dans le monde). Suivent ensuite dans ce classement : Tesla, Tencent, Facebook, Nvidia, Alphabet, PayPal, Pinduodo, Netflix. Bref, que des entreprises technologiques et des plateformes en ligne. 

Les GAFAM ne se sont pas contentées de récolter les bénéfices de la crise. Elles en ont profité pour multiplier des acquisitions et accélérer leur expansion. Amazon, qui a embauché 175.000 travailleurs depuis le mois de mars, a ajouté 12 Boeing 767 à sa flotte de 70 avions-cargos et lorgne sur Zoox, une startup spécialisée dans le développement d’un véhicule autonome. Facebook a investi 5,7 milliards dans Reliance Jio, un géant des télécoms indiens et dépense des millions pour connecter le continent africain avec de la fibre optique. Apple a absorbé quatre entreprises et Microsoft, trois entreprises spécialisées dans le cloud. Une fringale d’achats que résume bien Mark Zuckerberg : « J’ai toujours pensé qu’en période de ralentissement économique, il faut continuer à investir pour préparer l’avenir… Lorsque le monde change à toute vitesse, de nouveaux besoins se manifestent et cela signifie qu’il y a de nouveaux produits et services à créer ». 

Un mot d’ordre : réguler les GAFAM 

Cet appétit d’ogre, ces ambitions démesurées suscitent de plus en plus d’inquiétudes des deux côtés de l’Atlantique. Les géants du numérique ne sont-ils pas devenus trop puissants ? Ne concentrent-ils pas trop de pouvoir et d’influence ? Les griefs qui s’accumulent jour après jour se déclinent autour de quelques axes. 1. Les situations de monopole et de concurrence déloyale. 2. Le non-respect de la vie privée et de la protection des données personnelles. 3. La complaisance vis-à-vis des campagnes de désinformation et des discours de haine. Si l’on ajoute à cela la question de la taxe digitale, cela fait beaucoup et c’est la raison pour laquelle, l’époque semble être mûre pour réglementer ce far-west numérique.  

Les prochains mois seront chauds sur le front légal. Un peu partout, plaintes et enquêtes se multiplient contre les « gatekeepers », les portails digitaux. Gardiens de l’accès, ils sont désormais dans le collimateur du Congrès américain, du département américain de la justice et de la Commission européenne.  

Après Apple, Facebook et Google, c’est au tour du patron d’Amazon, Jeff Bezos d’aller devant le Congrès pour répondre aux accusations d’abus de pouvoir et de mauvaises conditions de travail dans les entrepôts Amazon. De son côté, la Commission européenne a enclenché une procédure anti-trust contre Amazon, accusé de pratiquer une concurrence déloyale à l’égard des vendeurs indépendants, en tirant profit de leurs données. Les conclusions ne tomberont pas avant quelques mois mais le risque pour Amazon est substantiel si l’on se rappelle que Google avait écopé d’une amende record de 4,34 milliards d’euros pour avoir utilisé Android afin de promouvoir son moteur de recherche. 

Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence, ne chôme pas puisqu’elle a également lancé deux enquêtes à l’encontre d’Apple, accusé d’abus de position dominante. L’un des plaignants est Spotify, concurrent d’Apple dans le domaine de la distribution musicale. Il s’estime défavorisé par rapport aux services iTunes et Apple Music dans la mesure où Apple perçoit une redevance de 30% sur tous les abonnements souscrits via l’application Apple Store installée d’office sur les iPhones. L’absence de choix concerne également l’application de paiement sans contact Apple Pay. Le possesseur d’un iPhone ne peut pas utiliser les autres applications de paiement comme Samsung Pay ou Google Pay. La Commission européenne enquête également sur les pratiques de Facebook concernant Marketplace, le service dédié aux marchands indépendants. 

Empêcher les dérives et les excès

Certains géants numériques comme Facebook ou Google (pour Youtube) suscitent de plus en plus de craintes parce qu’ils offrent une caisse de résonance aux opinions les plus dangereuses : propagande extrémiste, intrusions étrangères, désinformation, propos racistes, apologie de la violence, théories du complot. Les réseaux sociaux ayant une lourde responsabilité dans la polarisation extrême de la vie publique, L’UE cherche à encadrer leur fonctionnement. La Commission veut faire avancer deux projets : le Digital Service Act (DSA), qui souhaite réglementer la sécurité et la responsabilité des plateformes digitales et le Democracy Action Plan (DAP), destiné à protéger l’Union contre la désinformation et les interférences étrangères hostiles. 

Aux Etats-Unis, le signal du changement est venu du secteur privé. Répondant à l’appel du groupe citoyen « Stop Hate for Profit », de grands annonceurs publicitaires comme Unilever, Coca Cola, Starbucks, Procter & Gamble, Levi Strauss ont suspendu provisoirement leurs achats publicitaires sur les réseaux sociaux. Le déferlement de violence qui a suivi la mort de George Floyd, les campagnes de désinformation qui se sont manifestées durant la pandémie, la campagne présidentielle qui s’annonce déjà comme la pire de l’histoire, ont convaincu ces grandes marques qu’il ne serait pas judicieux d’associer leur notoriété à cette agitation malsaine. Manifestement quelque chose est en train de bouger. L’ère où les géants du numérique régnaient sans partage est peut-être en train de prendre fin.